Un film d'animation
L’animation au trait fugace et le rythme ouvert à la contemplation nous immergent au cœur d’un Congo où les individus vivent avec le sentiment cruel d’être oubliés
mars 2022 | Frédéric Hainaut & Olivier Croufer | Liège
Dessin par Frédéric Hainaut
Frédéric Hainaut et Olivier Croufer reviennent du Congo, troublés et désireux de partager les énigmes de la vie des Congolais.e.s qu’ils ont rencontré.e.s, notamment cette relation fabuleuse qu’ils entretiennent avec les Dieux, les Blancs, l’État, les Ancêtres (le titre du film, Des Mondes Lointains, renvoie à ces puissances invisibles, lointaines et pourtant si présentes dans l’imaginaire congolais). Les auteurs décident de « faire rapport » et de partager leurs impressions sous la forme d’un film d’animation. Ils écrivent le scénario autour d’un personnage, Paul, administrateur d’un moulin à grain. Ils s’inspirent d’un homme qui leur a offert l’hospitalité dans son village du Sankuru au centre du Congo et avec lequel ils ont longuement échangé.
En 2020, la réalisation débute dans les studios de Camera-etc. Frédéric était parti avec des carnets de voyage, de l’encre de Chine et des pinceaux. Un matériel léger, indélébile dans l’humidité tropicale et compact sur le vélo. Sur ses carnets, les variations des lavis traduisent avec franchise les ombres et la lumière. Quelques coups de pinceau suffisent à évoquer l'immensité des espaces, les paysages majestueux, les brumes matinales, la luxuriance de la végétation, l'âpreté des cases. Et aussi la fragilité, les déséquilibres, les hésitations, les forces et les frémissements.
Frédéric choisit de conserver le noir et blanc de ses carnets de croquis. Certaines pages servent d’ailleurs de décors au film (on peut apercevoir des notes et la reliure de double page). L’animation est réalisée à l’encre noire sur papier, en sable et en dessin animé numérique sur tablette graphique. Son style s’exprime par une incomplétude de l’image volontairement inachevée. Cette esthétique de la fugacité fait écho aux tourments et à la fragilité du personnage de Paul, ainsi qu’à l’instabilité de tout un pan de la population congolaise qui se sent laissée au bord de l’invisible. Par moment, le dessin est en prise directe avec le visible de la vie quotidienne. Par moment, le dessin s’échappe du réel, il devient plus abstrait, il épouse des affects, des devenirs mis en mouvement par les Puissances que nous ne voyons pas.
Dans la bande-son, on retrouve des ambiances sonores authentiques, captées sur place par Olivier, plongeant le spectateur au cœur d’un village africain. Pour incarner le personnage de Paul, Frédéric et Olivier font appel à la voix grave de Jean-Michel Kibushi, réalisateur de nombreux films, considéré comme le père du cinéma d’animation congolais. Cette voix existe parmi des sons, bien réels de la vie quotidienne. Quand elle s’exprime, elle devient poésie, respectant affectueusement les formes énigmatiques par lesquelles Paul dévoile son existence. Les contestations des mamans, les explications de Paul à l'enfant, de l'enfant à Michel, de Paul à Michel, s’expriment dans un langage dialogique à la fois corporel, musical et évidemment graphique.
La création de la musique originale est confiée à Laurent Ancion. La musique vient danser avec ces éléments comme une voix propre aux auteurs, blancs, démunis, étranges à Paul et étrangers à eux-mêmes dans le pays qu'ils traversent. Cette musique "d'auteur" s'appuie sur le piano, joué à quelques doigts, ceux de Laurent Ancion. La musique est comme la réminiscence impossible d'un souvenir oublié, qui irradie çà et là, comme une douleur - celle de Paul peut-être. Une douleur lancinante qui ne quitte ni le film, ni le ventre de Paul, ni le souci des réalisateurs d'être justes, de ramener une parole comme on transporte un bol rempli d'eau à ras bord en espérant ne pas le renverser (mission impossible).
La musique, comme les images et les sons, est l'une des phrases du film. Elle se base sur des mélodies attachantes, répétitives et simples. Ces passages musicaux espèrent reposer le cœur de Paul et celui des spectateurs, mais elle pique l'âme, et s'arrête. La phrase musicale se fait silencieuse, puis tente à nouveau de participer au discours de Paul, à ce message qui reste sur le bout de la langue, comme un air presque oublié et familier. La musique est ici un refuge incertain - mais un refuge quand même.
Olivier et Frédéric reconnaissent qu’aujourd’hui encore une distance culturelle égarait leur compréhension du cours de route. L’aventure de leurs rencontres les laissait souvent au bord des rives de l’intelligible. Il n’y a alors que le sensible pour tenter de jeter des ponts par-delà la rivière et poursuivre la relation. Ce sensible reste évidemment profondément le leur. Il est ce qui s’invente pour continuer à raconter l’énigme au bord de laquelle nous sommes abandonnés.
Scénario : Olivier Croufer, Frédéric Hainaut