En 2005, j’étais parti de Liège à vélo, six mois, en Afrique de l’Ouest. Sans appareil photo, sans carnet de dessin, sans cahier. Juste l’éparpillement des rencontres et la jouissance des paysages. Je ne me suis jamais demandé quelle trace je souhaitais conserver. Les récits ou les images d’Afrique étant déjà si nombreux, ma contribution n’aurait rien apporté. Pourtant, une mémoire affective et violente du voyage s’était installée malgré moi. Je ne m’en suis aperçu qu’à mon retour quand mes récits oraux et bavardages sur mon voyage me semblèrent fades. Parler me décevait. Je me résolus à ne plus trop évoquer, mais se taire quand la mémoire reste vivace m’a mené dans une solitude choisie et une tristesse dont j’aurais aimé me dépêtrer.
À vélo
En 2009, je suis à nouveau parti de Liège à vélo, pendant un an, en passant par l’Est via l’Égypte, traversant le Congo puis remontant vers le Nord jusqu’au Mali. J’écrivais le voyage sur un blog. L’écriture me permettait de mettre en forme les sensations d’un devenir minuscule dans le renouvellement incessant des paysages et l’hospitalité des habitants. Je roulais une bonne dose de kilomètres presque chaque jour. La traversée du Congo a fait voler ce rythme en éclat. Je me suis embourbé dans la lenteur des sables des savanes. Mais surtout, l’appel des Congolais allait modifier l’adresse de l’écriture. Alors qu’écrire m’offrait à moi et quelques lecteurs amis des points de suspension sur ce voyage, les Congolais voulaient que je témoigne de leur situation à un amphithéâtre imaginaire d’auditeurs situés en Belgique. Ils me happaient dans des rapports historiques qui nous dépassaient, tant eux que moi. Sur les pistes où les Blancs ne passaient plus (le Congo sortait d’une dizaine d’années de guerres), j’étais accueilli par un « Ah, les Belges ! Vous êtes de retour ! ».
Je ne m’étais jusque-là jamais senti une responsabilité pour la colonisation menée par le pays dont je suis un citoyen. Ce sont les Congolais qui m’ont forcé à y penser. Jamais de façon agressive, mais dans la magie de longues conversations sur la possibilité d’histoires communes. Je garde le souvenir d’épisodes drôles quand les bavardages se pressaient vers des solutions miraculeuses au délabrement du pays. Une antenne téléphonique ! Un tracteur ! Mais souvent, les paroles avaient la légèreté de la gravité grâce à la forme poétique qu’empruntaient les récits. Les explications rationnelles que j’aurais eu tendance à chercher dans les conversations se diluaient dans des contes et des mystères vers lesquels m’amenaient mes interlocuteurs. Au-delà des conséquences que ces relations ont eues sur l’écriture et la forme des récits, le Congo aura bouleversé les rapports que j’ai avec les énigmes de mon intimité et son expression dans le monde.
Les compagnies
J’ai sans cesse des compagnons imaginaires. Des personnages de roman, des personnes à qui j’ai à peine parlé, des créatures fantastiques. Elles vivotent en moi, et pendant les longues distances à vélo, elles se mettent plus intensément en mouvement. Je leur imagine un rôle avec moi. Je les fais vivre dans le paysage.
Comme pour les récits à vélo, j’ai finalement décidé de tenter une écriture régulière. Je ne pense pas qu’il m’est possible d’attraper ces personnages errants. Ils sont fuyants, il est vital de leur laisser la liberté. Ça ne va pas de les capturer dans un récit. Une possibilité est de les prendre par leur introduction, par le moment de leur apparition : par le roman duquel ils surgissent, par le récit cosmologique de leur venue au monde, par les paroles appelant les esprits dans l’(in)visible . Cela est peu par rapport à la force imaginaire que ces quasi-personnes convoquent. Ce peu suffit.
Les mondes
À vélo, beaucoup de rencontres s’effectuent par des objets matériels : un repas, une route abîmée, une case partagée. L’incident est souvent l’occasion d’aller plus loin dans les explications. Une chaîne qui casse, un moulin en panne, une sécheresse, une femme qui tombe. Cela prend la forme de quelque chose qui cloche au sein de tout un monde. J’aime m’arrêter et faire l’exercice patient, curieux, concentré de se sentir disponible pour déplier ces mondes.
Des mondes lointains est un film né de deux voyages au Congo réalisés avec mon ami Frédéric Hainaut. Dans un village, la courroie d’un moulin casse et des mondes se déplient, au sein de l’intimité d’un personnage, dans le village, dans les mondes amenés par les Blancs. Être avec les mondes des autres, c’est aussi faire rapport : se mettre en rapport pour composer des mondes.
Désormais, dans mes allers-retours entre l’Afrique et la Belgique, j’essaie de laisser vivre des rapports entre là et ici. Quand je suis en Afrique, je suis sans cesse interpellé relativement à l’Europe des Blancs, sur le mode du désir, mais aussi de la critique. Quand je suis en Belgique, ma dette à l’hospitalité en Afrique édifie ma présence aux autres en tant qu’ils sont autres, comme si les Africain.e.s avaient dilués en moi d’autres équipements pour écouter et pour parler. Pour penser et sentir la différence des mondes.