Transmissions
Des Congolais ont demandé à Frédéric Hainaut et Olivier Croufer de « faire rapport ». Ils ont réalisé Des mondes lointains à partir de cette énigmatique demande
avril 2019 | Frédéric Hainaut & Olivier Croufer | Liège
En fanfare. Congo, 2017
" Le temps d'une vie est une occasion donnée à l'homme pour prendre conscience de lui-même et de son aspiration à la vérité en tant qu'être moral. Un don à la fois doux et amer. Une vie alors est comme un délai au cours duquel l'homme peut, et a le devoir, de mettre son esprit en accord avec la compréhension qu'il a du but de l'existence humaine. Ce cadre étroit ne fait qu'accentuer sa responsabilité devant lui-même et devant les autres. Ainsi, la conscience humaine est tributaire du temps. Elle n'existe qu'à travers lui." (Andreï Tarkovski, Le temps scellé)
La courroie de transmission n’a jamais été absente. Tout au plus, s’est-elle parfois rompue. Elle est souvent restée abîmée, mutilée. Mais toujours, elle a été conservée. Comme si pour la vie de ceux qui s’en saisissaient, elle était essentielle, précieuse et mystérieuse.
Comme happé par une intrigue
Aimantés à l'Afrique noire par notre histoire coloniale et des récits de famille, nous avons voyagé au Congo à plusieurs reprises. Là, il n'y a plus de routes, il n'y a plus d'électricité, il n'y a plus d'eau courante, les maisons sont bâties de terre crue. Les habitants manquent de tout, ils se nourrissent du labour et de l'élevage. Personne ne passe par là, personne n'investit là-bas, seules de hautes antennes de réception, élevées par les Chinois sont les signes récents d'une modernité.
Les échanges sont riches par leur simplicité, une invitation à prendre place sur une assise aux côtés d'un enseignant, d'un infirmier, d'un chef coutumier, d'un paysan. Ils parlent français et nous pouvons nous comprendre. La répétition quotidienne d’une attention réciproque nous installe de part et d’autre dans le profondément humain. Dans l’amitié. Mais aussi dans son mystère. Une démesure vient presque fracturer la relation en la transformant en une rencontre de deux civilisations, ou tout ou moins de deux mondes éloignés. Des textes, des sons, des photos et des dessins témoignent du partage.
Paul nous offre l’hospitalité dans son village. Il réfléchit aux coopérations qui pourraient exister entre nous et les attentes de ces villageois qui espèrent une nouvelle venue des Belges. Paul est un homme respecté au sein de sa communauté. Il est attentif aux indigents qui trouvent réconfort auprès de lui, écoute et nourriture. Paul est autoritaire, solide. Il impressionne. Il n'est ni dans la plainte, ni la demande, il est dans le partage et la réflexion. Nous aimons discuter avec lui, les réponses à nos questions sont inattendues, métaphoriques. Il nous laisse en suspens et nous nous perdons en suggestions. Il révèle un soir son pouvoir de guérir les membres brisés d'un enfant tombé de l'arbre pour cueillir un fruit, grâce à l'imposition des mains sur le corps endolori. Il ne tire aucune vanité de ses compétences, c'est un fait. Il est maintenant préoccupé, il accuse des signes de fatigue. À la lueur de son téléphone mobile pour éclairer le repas du soir, il confesse une histoire étrange de guérison et de chercheurs de mercure dans la savane de ses ancêtres. La proximité, les confidences attisent nos pensées sur le Congo et notre lien avec les Congolais. La nuit nous l'entendons tousser bruyamment.
Les Congolais que nous avons rencontrés nous demandent de transmettre. « Dites-leur ! Faites rapport ! » (à votre gouvernement puisque la définition d’un touriste est précisément d’être un agent payé par l’État pour rendre compte de la situation… !) Nous prenons leur demande avec sérieux. Mais le sujet à transmettre est devenu une énigme.
Des allées et venues entre lointain et quotidien
Les Congolais nous demandent de témoigner de leur souffrance. Mais celle-ci a pour nous des parts mystérieuses. Il y a certes la souffrance qui surgit avec évidence de l’épreuve des corps qui prennent en charge le poids des labeurs quotidiens. Mais les Congolais nous racontent aussi le rapport que la souffrance entretient avec des Puissances qui pourraient les réconforter ou les délivrer : les Blancs, Dieu, l’État, les Ancêtres. Les trois premières sont arrivées dans le même bateau. Mais les Blancs sont partis. Disparus, ils restent présents jusque devant l’église où la cloche est un essieu de véhicule dont plus personne n’arrive à s’imaginer qu’il puisse encore arriver jusqu’ici. Dieu a peut-être oublié le Congo, mais les chants de louange réaffirment sa présence. L’État habite à des milliers de kilomètres par-delà la forêt et la savane, et on a du mal à croire que le pont qu’il a une fois promis enjambe un jour la rivière. Restent les ancêtres et les esprits qui continuent d’agir parmi les vivants, donnent des conseils, mais ne parlent pas la langue de la modernité. La souffrance entre ainsi en dialogue avec une histoire évanescente et des mondes invisibles.
Paul est devenu un personnage de fiction. Le film déplie la vie quotidienne d’un villageois comme nous en avons rencontré beaucoup. Une journée du quotidien, qui reprend les rythmes habituels, l’éveil avec les chants du coq et le son d’une cloche, les braises qui rallument le feu domestique, les femmes qui s’en vont chercher l’eau à la source, le départ au champ, le passage des visiteurs… Le quotidien semble se répéter, et tous les jours il varie. La gaieté des voix, les étonnements alternent avec la plainte ou le silence du corps douloureux.
Paul est malade. Davantage que d’habitude, ses pensées s’intensifient. Un incident, la rupture d’une courroie d’un moulin à grain dont il a la charge enflamme ses inquiétudes. Mais Paul n’est pas un personnage de la plainte. Aux questions inquiètes qui lui sont adressées, il dépose des réponses en suspens, métaphoriques, poétiques. Il ne sait pas s’il doit livrer la terre de ses ancêtres aux chercheurs de mercure, autoriser une exploitation minière, laisser entrer la modernité au village. Il sait qu’il doit respect aux ancêtres, mais aussi que les villageois d’aujourd’hui attendent un allègement de la souffrance de maintenant. De son lit d’hôpital, il dialogue avec lui-même. Il adresse ses incertitudes à Michel, un homme plus jeune, qui sait le labour des champs et avance avec les embûches du moment. Avec Paul, les allées et venues entre le quotidien et les puissances des mondes lointains sont comme interrompues en plein vol. Elles sont suspendues au milieu d’une étendue d’air. Elles ne retombent pas en résolution. Il les donne à Michel en transmission.
Des mondes lointains
La poursuite de l’aventure s’accomplit avec les spectateurs du film à venir. Peut-être pourrions-nous les installer dans une expérience de transmission analogue à celle que vivent Paul et Michel ?
Nous reprenons les formes de Paul pour approcher son réel. Celui-ci échappe pour une part au visible et le dessin d’animation devient dès lors plus abstrait, saisissant les forces plutôt que les figures. Son langage parle en allégorie, évocation et poésie. Ce faisant, Paul laisse Michel face à un monde qu’il a à recomposer, ni d’emblée visible et figuré, ni d’emblée compréhensible et prévisible. Il lui transmet une histoire, des histoires pour lesquelles il n’est plus capable d’imaginer seul une suite.
Ces manières de donner forme au film nous permettent d’être honnêtes. Nous essayons de parler au plus juste de la vie des Congolais du fond de leur pays en tentant de rejoindre le langage d’un personnage. Mais quand l’image prend des formes plus abstraites, quand la voix devient plus poétique, nous ne cherchons pas seulement à rendre compte d’une vie, nous exprimons que précisément nous sommes dans une recherche, dans le mystère d’une relation en train de se vivre.
À l’instar de Michel, il reste pour les spectateurs un monde à essayer de comprendre et de se figurer. Il reste avec les personnages une liberté à composer. Notre désir serait de précipiter durant quelques minutes le spectateur vers une relation d’une telle intensité.