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Récit de voyage

Katanga (3) De Kongolo à Katea

11 janv. 2010  |  Olivier Croufer |  République démocratique du Congo

La tribu du camion

Dessin de Frédéric Hainaut. Jungle 3
Je retrouve à Kongolo le petit monde du camion que j’ai dépassé quelques jours auparavant. Le propriétaire du véhicule est un Congolais de la province du Kasaï qui vient de vivre plusieurs années en Belgique. Ce trajet en camion est une épreuve de force. « Je suis très étonné de l’état de mon pays, me dit-il. Ce voyage est un défi. Tout le monde m’a découragé d’entreprendre ce trajet. En traversant les villages, je veux montrer que c’est possible ».
Sous la paillote, le petit monde du camion cherche un repos après ces dures semaines de brousse. Je fais tranquillement leur connaissance. Tous se sentent appartenir à une tribu. Ils en connaissent le dialecte. Ils se tournent vers le chef coutumier pour régler des conflits à propos des champs. Toutes ces coutumes existent depuis longtemps.

« Ce qui a changé, c’est la politique. La politique est mauvaise parce qu’elle attise les conflits entre les tribus. Le député pense à enrichir sa tribu. Avec les élections, il y a des tensions entre les tribus. On accuse les autres ».

Un habitant de Kongolo vient timidement s’immiscer dans nos débats. «  Ici, il y a un député qui a fait construire un hôpital. Cela, c’est bien, parce que c’est pour toute la population. »

J’aime leur façon de chercher un chemin entre leurs traditions et une démocratie à façonner. « Certains pensent à la tribu et d’autres à la population », dis-je pour relancer la discussion.

Je sens leur plaisir d’avoir un interlocuteur. Ils me le disent.  Dans leur voix s’exprime l’enchantement de voir surgir soudainement des reliefs et des couleurs sur une carte en train de s’ébaucher.

Et, cet appel qui me trouble, camouflé dans le rythme de gaieté des paroles échangées. J’entends un petit cri, très faible et très discret, caché dans les tréfonds des corps : «Loin, nous sommes loin. Ne nous laissez pas seuls ».

Le salaire, plus des chenilles

Depuis Kongolo, la piste est moins fréquentée. Je rencontre néanmoins Moukis et Léon. Ils s’en vont à Katea, à 108 kilomètres, charger des chenilles. Ils espèrent récolter mille petits seaux, engager d’autres cyclo-transporteurs et revendre toute leur marchandise à Mbuji Mayi, quelque 260 kilomètres plus loin, où les chenilles constituent un produit alimentaire cher et envié.

Moukis a 42 ans. Il est professeur de français, de pédagogie, d’histoire et de géographie. Comme la plupart des enseignants du secondaire, il gagne l’équivalent de 25 euros par mois. Il a eu neuf enfants. Quatre sont déjà morts.

Avec son salaire, il n’arrive pas à couvrir les dépenses alimentaires de sa famille (grosso modo 30 euros par mois). Il tient à ce que ses enfants puissent aller à l’école. Les frais d’inscription à l’école primaire tournent autour de 0,55 euros par mois par enfant et 1,20 euros dans le secondaire. Des sommes proportionnellement insoutenables par rapport à son salaire.

Alors, il ira vendre des chenilles à Mbuji Mayi.

Pendant ce temps, ses élèves n’auront pas de professeur.

Le vin de palme

Dessin de Frédéric Hainaut. Jungle 4

Il a plu toute la nuit. J’ai mal dormi. J’ai cassé une des tirettes de la tente. Ce problème, somme toute minime, a pris une consistance irrationnelle et jeté des flèches empoisonnées dans mon sommeil intermittent. Un précaire, peut-être trop fort pour moi, m’enveloppe et me pénètre. Est-ce une alerte ? Je sais que je dois me protéger, me refaire une écorce.

Ce matin, les habitants du village viennent me chercher dans la tente où j’avais décidé de rester abrité. Ils m’amènent auprès d’un palmier couché sur le sol. Un homme frêle et silencieux délie les feuilles de palme qui protègent l’extrémité du tronc. Quelques abeilles s’enfuient. Un liquide blanchâtre goutte dans une calebasse.

Ce vin de palme, tiède, mousseux, sucré et doucement fermenté me descend dans le corps. Il remonte dans les bras, relâche le thorax, coule jusqu’aux pieds comme la forte marée qui remonte l’estuaire à contre-courant puis se retire pour laisser réapparaître le fil d’un ruisseau régulier et apaisé.