Kasaï occidental (2)
| Olivier Croufer | République démocratique du Congo
Les Belges !
Quelques fragments de l’histoire de la Belgique viennent se déposer en moi, tel un chaos de particules qui se condensent localement dans le corps, donnent une impression de chaleur ou de blessure, refroidissent un membre, relancent à rebours le tractus digestif jusqu’à la gorge ou mettent aux aguets les conduits auditifs.
Ainsi, l’identité belge s’instille en moi, non par des emportements massifs – je n’ai jamais été pris dans des enthousiasmes nationaux - , mais au travers de fluides subtils pour lesquels mon corps éprouve de la sympathie ou, à l’inverse, des formes de résistance.
Quand ces événements corporels se produisent, j’aime réfléchir à ces bribes de l’histoire de mon pays qu’un étranger, par exemple, vient délicatement poser sur le sol, là sur la savane sèche, à côté de moi.
Victor et Gérard
J’ai hésité, hier soir, à m’arrêter auprès de Victor et Gérard car je me sentais incapable de supporter l’expression dépressive de leurs premières paroles. Où ai-je, alors, trouvé la force de leur parler ? Est-ce aux confins d’un bloc de fatigue qui me pèse chaque jour davantage ?
Les voix lentes et pleureuses de Victor et Gérard, deux enseignants, accompagnent les larmes qui coulent sur le visage du système scolaire congolais. Ils m’étalent la triste situation de l’insuffisance des salaires, des frais de fonctionnement dérisoires et des bâtiments délabrés. Ma lassitude ne vient pas de l’écoute répétée de ces états de fait. Je suis exaspéré par la plainte qui s’adresse à moi comme à un sauveur que je ne peux être. Je suis irrité par le ton qui fige ces enseignants en posture de servitude et me transforme en monument de pierre.
Las, je leur inflige, dans le même style, la responsabilité de l’Etat congolais pendant les années de dictature de Mobutu, le gaspillage des richesses du pays dans des dépenses somptuaires, une économie qui a concentré le profit de ses rentes dans quelques mains incapables jusqu’à la faillite. Et, une armée qui pille etc. Je leur présente tout cela en vrac, ce tableau sale, bâclé, indigne, façonné par les Congolais.
Par mes paroles, je me rends compte qu’à la tristesse, je n’ai ajouté que la laideur. La lueur de la lampe à pétrole, plus qu’elle n’éclaire, met en relief les cavités sombres des visages. Chacun sent la gravité et la concentration qui nous réunit.
La conversation est relancée grâce aux Anciens du village. Ils donnent du souffle. « Il faut pouvoir reprendre nos relations sur ce que vous nous avez donné de bon et que nous estimons, me disent-ils, leurs paroles s’adressant à moi autant qu’aux autres. Vous nous avez apporté des choses que nous n’avions pas, une modernité, un système éducatif. C’est vrai, aujourd’hui, nous ne nous en sortons pas avec tout cela. Nous aimerions que vous soyez là pour nous aider ».
Le premier croissant de lune, le silence, le sérieux, chacun de ces éléments vient saisir mon corps, lui donner une sorte de contenant dans lequel il faut que j’essaie de me développer.
Ces rencontres m’entraînent dans un devenir autre, je suis ému et, en rentrant dans la tente, je ne savais dire à quoi étaient dues mes larmes. Peut-être n’était-ce que la douleur de mes blessures infectées à la jambe.
Et toc !
Malgré plusieurs jours de repos à Tshikapa, je repars faible. Je pousse le vélo pour sortir de la ville et, déjà, je fais opposition sur le sens de l’histoire entre la Belgique et le Congo.
Les Belges n’ont pas « abandonné » le Congo. Beaucoup ont plié boutique au moment de l’indépendance dans un geste que j’ai difficile à résumer : du dépit, de la peur, de la vengeance ? Les événements de 1960 ont été précipités. Ils montrent à quel point les Belges ont raté leur relation avec les Congolais dont ils ont si peu favorisé l’autonomie sur la destinée d’un pays façonné par les colonisateurs.
A côté de cette responsabilité qui pèsera longtemps sur la Belgique, il y a les gestes fondamentalement congolais. Beaucoup de Belges sont partis au moment des nationalisations des entreprises étrangères par Mobutu à la « zaïrianisation » en 1973. L’effondrement de l’économie congolaise a suivi. On peut ajouter les pillages par l’armée en 1991 et en 1993. Les guerres (1996-1997 puis 1998-2002) ont achevé de décourager les quelques Belges qui sont restés.
Je lance en diatribe ces quelques propos choisis à mes deux compagnons venus se glisser à côté de moi alors que nous poussions nos vélos hors des sables de la ville.
« Il faut être fameusement motivé pour rester dans votre Congo », dis-je exaspéré par cette piste qui n’est même pas praticable pour des cyclistes.
Tout à coup, je profite de la solidité transitoire du sol pour sauter en selle et laisse mes deux compagnons penauds et confondus par mes réparties sans appel.