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Des mondes lointains

La personne tetela que je rencontre

« Le manguier est toujours hospitalier. Il accueille les porteuses d’eau, les enseignants. Mais où est allé le timbre des ancêtres ? » dit Paul dans Des mondes lointains.

3 sept. 2023  |  Olivier Croufer  |  Liège

Des mondes lointains, capture d'écran

Quand je rencontre une personne, je sais qu’elle a un esprit. C’est la base ! Elle a des idées, des souvenirs, des aspirations. Maintenant, barrons le mot « esprit » et remplaçons-le par un autre mot, d’une autre langue, la langue otetela. Quand je rencontre une personne, je sais qu’elle a un edimu. Qu’est-ce que ça change ?

Pour les Batetela, les personnes ont un corps (demba) et un edimu. Edimu est fugace. Il peut disparaître et réapparaître ailleurs. Il est voyageur. Cette mobilité fait son charme. Et son énigme aussi car il n’est pas toujours facile de comprendre par où edimu s’en est allé. Dans le corps, edimu tient par le souffle (lommu). Quand le souffle s’arrête, tout le corps s’éteint et edimu s’en va. Et par où il teint le souffle ? Par le cœur (doi). Un sorcier qui extirperait le cœur d’une personne ou d’un animal lui supprimerait le souffle et laisserait s’échapper edimu. Jeu de piste, énigme des passages pour ceux qui veulent accompagner. Maintenant, doi, le cœur, est aussi la voix, double sens du mot venant embroussailler davantage les liens d’edimu avec un corps et avec le monde. J’ai intérêt à faire attention à ma voix si je ne veux pas blesser mon edimu. Ma voix pourrait effrayer mon edimu, comme à l’inverse elle peut entretenir avec lui une relation de sympathie. Ce soin est sans cesse à réinventer et à rechercher. Aux aguets de soi et du monde, car edimu ne m’est pas visible, mais je peux en avoir un aperçu par son ombre ou par un double (dedi). Le dedi apparaît dans les rêves par exemple.

Je n’ai pas traduit edimu. Linguistiquement, son sens insiste sur la fugacité. Le verbe ndima signifie disparaître et le mot doublé dimodimo veut dire apparaître et disparaître fugacement. Mais en français, j’ai toujours trouvé ancêtre ou esprit comme traduction à edimu. Cela nous offre un étonnant mélange de sens pour edimu : ancêtre-esprit-qui-apparaît-et-disparaît. Je me demandais ce que cela change quand je rencontre une personne. Je sais maintenant que cette rencontre passe par un ancêtre-esprit-qui-apparaît-et-disparaît.

Je rencontre toute une histoire

Vu qu’edimu voyage, son lieu n’est pas uniquement le corps. Les dimu résident principalement dans un monde spécifique. Ils habitent le village des ancêtres. Ce village s’appelle odimu en otetela. Chez les Batetela, l’univers est charpenté en quatre mondes. Notre monde, celui des humains, de la nature et de l’atmosphère. Au-dessus de notre monde, soutenu par quatre piliers, se déploie la voute céleste, avec le soleil, la lune et tous les autres astres. Sous notre monde, se trouve ce fameux odimu, le village des ancêtres. Et il existe encore un quatrième monde, le plus souterrain, le monde d’en-dessous. Parmi ces quatre mondes, il y en a deux qui ne cessent de communiquer, ce sont notre monde et le monde des ancêtres. Entre les deux, les transfuges et les passages sont fréquents.

Le village des ancêtres est quelque peu semblable au nôtre (il y a plusieurs versions de son aspect). Les habitants d’odimu sont les dimu (singulier : edimu). Ils n’ont pas de corps. Ils sont en fait invisibles pour notre système visuel. Ils sont pourtant bien au courant de ce qui se déroule dans notre monde à nous. Ils peuvent aussi agir dans notre vie quotidienne. Les enfants naissent sous l’influence des dimu. Les dimu passent ainsi de leur village odimu à notre village. Et vice-versa : quand notre souffle s’arrête, edimu rejoint le village des ancêtres. Toutes sortes de dimu passent d’un monde à l’autre : des esprits bénéfiques et protecteurs, des esprits maléfiques, et bien souvent des esprits ambivalents. Les forêts sont des lieux de passage et de séjour. Quand on traverse une forêt, il est plus prudent de ne pas s’appeler par son nom pour ne pas interpeller les dimu par la même occasion. Mieux vaut d’ailleurs parler à voix basse pour éviter un remue-ménage dans odimu. Les bosquets au milieu de la savane sont des lieux d’une haute densité pour les passages des dimu au point qu’il vaut mieux ne jamais y pénétrer. Les savanes, les sources, les cours d’eau, les ravins, les abîmes sont chacun de fabuleux lieux de transit.

A plusieurs, pour élucider

Des esprits sortis de l’odimu vont chercher à renaître parmi les humains : les onoosango (esprit-à-renaître). L’aventure n’est pas certaine. Un enfant-à-renaître ou un enfant-qui-cherche-où-renaître est un esprit qui cherche sa réincarnation. D’habitude, il va se loger dans sa lignée familiale. Mais il peut arriver qu’il aille s’installer chez des amis et, plus rarement, comme en désespoir de cause, il pourra habiter n’importe quel corps humain. Suivre un edimu, comprendre ses vicissitudes relève d’un apprentissage personnel et collectif considérable. Dans les lieux de séjour et de passage résident des dimu et des génies qu’il n’est pas toujours possible de distinguer. Mponganenji, l’aigle-chassé-dans-les-brindilles, est un génie qui réside dans les sources. Quand il se manifeste, il prend l’apparence d’une corne et il s’anime sous la forme d’un tourbillon. Ce tourbillon peut être maléfique et on a intérêt à s’en protéger. On saisit une mèche de ses cheveux et l’esprit maléfique passe alors avec le tourbillon sans nuire à personne. Pour protéger un enfant trop petit, on lui met la main sur les cheveux. Mais le tourbillon peut aussi charrier des esprits bénéfiques. Les ana weekonda, les enfants-à-renaître, passent avec lui. On peut alors capter une brindille emportée par le tourbillon et la déposer sous le lit d’une femme désireuse d’enfanter. Peut-être aurait-elle alors bientôt un bébé. Ou bien, celui qui parvient à saisir une brindille dans le tourbillon et à courir de toutes ses forces deviendra certainement un bon coureur.

L’évidence n’est jamais certaine. Une béance pleine de mystères s’installe entre l’apparition du tourbillon jailli de la source dans la savane et les gestes à adopter dans le village des humains. Ces mystères, seuls les autres peuvent nous aider à les dénouer. Il est malaisé de comprendre seul. Nous pouvons faire appel à un guérisseur, éventuellement à un sorcier. Mais eux aussi ont besoin de la communauté, des familles, des amis, de leurs histoires pour comprendre l’aventure d’un edimu parmi les humains. Le passage d’un edimu depuis le village des ancêtres jusqu’à son lieu de résidence transitoire en soi, en chacun d’entre nous, demande un récit que seuls les humains peuvent se donner l’un à l’autre.

Références : On trouvera une passionnante étude de la personne dans la culture Tetela dans l’ouvrage de DJOMO, Lola. La dynamique de la personne dans la religion et la culture tetela. Faculté de théologie de Kinshasa, 1988. Plus court, et accessible en téléchargement sur internet, le texte de JACOBS, John, OMEONGA, Barthélémy et KITETE, Cosmas. Notre univers. Essai de cosmologie tetela. Aequatoria, 23e année, No 3 (1960), pp. 81-99). On y décrit le ciel, différents esprits, le rêve, la lune, la pluie, le vent, le tourbillon… Le texte est bilingue français/otetela.