Skip to main content
Personnages

Kossi, dans Une magie ordinaire

À quatorze ans, un garçon se promet d’être un « vrai garçon » aux parures chamarrées qui feront mentir les Pères Fouettards de la nation

27 mai 2023  |  Olivier Croufer  |  Liège

Photo par Olivier Croufer

J’avais arrêté mon vélo en bord de route le long des bouis-bouis qui proposaient leurs brochettes et leurs bouillons de mouton. Les minibus déversaient leur trop-plein de passagers dans l’odeur des grillades. À table, je piquais avec un cure-dent dans des frites poêlées aux œufs que j’avais aspergées de sauce tomate. J’entendis soudain s’amplifier le tintement familier de flacons de vernis des manucures ambulants. Je repérai vite le jeune homme qui faisait claquer les potiquets de verre entre ses doigts. Dans l’autre main, il tenait un seau avec tout son assortiment de couleurs. Un homme assis à la table voisine lui fit signe, le manucure vint s’accroupir devant lui. Il commença par lui laver les pieds qu’il avait dégagés des sandales serties de perles multicolores comme les colliers qui enserraient ses chevilles. Puis il entama son travail d’artiste par une couleur bleu azur qu’il apposa sur les ongles.

Je m’enchantais toujours de ces gestes d’embellissement et de sensualité. Je les retrouvais un peu partout en Afrique. Kossi, le narrateur et l’auteur d’Une magie ordinaire, offre une des plus singulières justifications de ces parures, entre les maux du Togo et les couleurs de sa maman.

L’histoire commence avait le corps de Kossi qui a soudain « l’impression d’être cloué sur place puis de tanguer. » Il vient d’entendre la voix de son frère au téléphone depuis Lomé. « La mère » est à l’hôpital… « oui… l’hôpital de Lomé ». Kossi est au festival de théâtre d’Avignon. Il se commande un verre de rhum. Au mur, derrière le barman, deux horloges indiquent l’une l’heure de Paris (15:00), l’autre celle de New York (09:00). « Le halo brumeux d’une mélancolie » s’abat sur lui et il plonge « dans une région incendiée » de son passé.

Ils se passaient les langues

Une vingtaine d’années auparavant, Kossi quitte Lomé et sa famille, menacé par le régime en place. Sa mère, généreuse, l’encourage à la séparation : « Va vivre. Va vivre ailleurs et ne reviens plus. Je préfère que tu sois vivant loin de moi, même à jamais loin de moi, plutôt que mort ici, dans ce pays, dans mes bras. » Ce pays a un paysage « – montagne, savane de hautes herbes et de baobabs aux racines de bêtes antédiluviennes, furie d’Atlantique – » et un nom, un nom étatique, administratif, Togo qui « traîne dans son sillage un parfum de terreur, Togo, dont le tracé géographique (une tache rectangulaire posée à la verticale sur le rebord du continent dans le creux du golfe de Guinée) n’est pas sans évoquer un tunnel ou un puits. » Et si l’image d’un nom peut nous précipiter dans un puits, une langue qui se prétendrait supérieure pourrait nous faire tomber plus encore. Quand Kossi était enfant, pourtant après l’Indépendance, seule la langue coloniale, le français, était autorisée à l’école. Celui qui était pris en faute par le professeur était affublé d’ « un collier de cordes tressées avec un carré de peau de bouc poilu en guise de pendentif. » Une parure de mépris. Heureusement, après l’école, sa mère, joueuse et joyeuse, invitait son fils à un passage de langue. « Qu’est-ce que tu apprends dans la langue de l’école ? », lui demandait-elle qui ne connaissait que l’ewe. Un espace de traduction venait s’installer entre Kossi et sa mère. « Dans cette aire de jeu, les deux langues sortaient momentanément de la hiérarchie supposée. » Kossi apprenait par cette expérience « qu’aucune des deux langues n’était plus que l’autre disposée à la connaissance, qu’aucune des deux langues n’était plus que l’autre disposée à la poésie. »

Les mots, la langue, d’accord. Mais le corps ? À quatorze ans naît chez Kossi le besoin de parures. Il aime les icônes panachées. « Je refusais d’être soustrait au monde des perles, des plumes, des bagues, des boucles d’oreilles, des bracelets. » Ces « corps expérimentaux » deviennent « ses seuls vrais guides vers la masculinité » : « C’est grâce à ces corps chamarrés que j’ai échappé au modèle déposé sous le nom de « vrai garçon » en vigueur dans la marâtre-patrie où j’ai été élevé sous la férule du Père Fouettard de la nation. » A quatorze ans, jeune garçon, jeune homme déjà, il entend une voix intérieure qui lui dit : « Promets-moi, promets-toi que jamais tu ne seras grand comme eux, que jamais tu ne seras grand garçon comme eux. » Et cette promesse qu’il se fait à lui-même à l’adresse de son corps vient en écho à celle que lui adresse sa maman : « tu écriras sur le mensonge, ou plutôt tu nommeras mensonge ce qui est mensonge. »

Plus tôt dans son enfance, Kossi, paqueté dans le dos de sa mère découvrait « le rouge mordoré de la piste des champs, l’autre rouge, cru, des tomates dans le jardin du potager, d’autres rouges encore, le coulant, le tendre ou le feutré. » Le corps plongeait vers l’avant et basculait dans les couleurs et les rires. Il est resté accroché au dos de sa mère à six ans passés. Les amies s’en moquaient. « Tu es trop grand pour le dos de ta mère, Petit Kossi, on voit tes longues jambes qui dépassent. » Et la mère répliquait : « Oui, mais ses os ne sont pas encore faits. » Pas moyen de grimper aux arbres comme tous les enfants de son âge ou de courir après le ballon : « Attention, enfant, tu vas casser ! ». Mais accroché au dos de sa mère, après la pluie, ils couraient droit vers une flaque d’eau et elle avertissait : « Attention ! Attention ! On va tomber dans le ciel ! ». Ouf, au dernier moment, d’un bond, ils atterrissaient de l’autre côté de flaque, de l’autre côté du ciel.

Kossi se souvient aussi que sa mère se mettait à chanter, « le chant s’élevait en contrepoint du silence comme une surprise. » « Je lui demandais quel était ce chant. Elle répondait : ‘ C’est un chant que je viens de recevoir.’ De qui ? Tout ce qu’elle savait, c’était que ces chants la traversaient. » Aujourd’hui, Kossi porte toujours encore ses parures chamarrées.