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Personnages

Almalinda, dans Le cartographe des absences

Grâce aux histoires que des personnages entretiennent avec leurs fantômes, Mia Couto nous fait découvrir les voix pliées dans la nature et dans notre intimité

21 mai 2023  |  Olivier Croufer  |  Liège

Photo par Olivier Croufer

À vélo, avec le compteur, le GPS et les cartes, je précipite longtemps le temps vers l’avant, vers l’étape du soir et le lieu de la nuit. La destinée rythme la cadence. Puis doucement, le paysage libère le temps en lui suggérant un vagabondage de l’esprit sans queue ni tête. Je déverse des histoires imaginaires dans les vallées, j’inonde un oued asséché, je trace une ligne de chemin de fer, je restaure l’apparence d’une bâtisse délabrée, comme enfant dans ma chambre je construisais des paysages de frigolite et de poutrelles de mécano plastique. J’avais alors peur qu’un intrus entre dans la pièce et détruise les compositions. Pas tellement la construction matérielle du pays enfanté, mais l’imaginaire, l’histoire intérieure qui l’accompagnait. Dans la solitude du vélo, cette peur de l’intrus s’absente. La flottaison dans le paysage est longue et sûre, encouragée par la puissance tournante des cuisses autour du pédalier. Alors l’arrêt peut s’improviser et s’approfondir d’une présence. Le jeune avec qui je viens de partager un ananas sur un talus de bord de piste s’évertue maintenant à sortir des échardes enfoncées entre les orteils de son pied. Il utilise une longue épine, probablement d’un acacia, et sa peau saigne. Concentré sur sa tâche, il me parle de son champ et surtout de son frère qui aujourd’hui n’est pas venu l’aider.

Les romans de Mia Couto me précipitent toujours dans la course de l’intrigue, vers l’étape incertaine où je pourrai finir la journée et accueillir la nuit. Et ils m’arrêtent au dépourvu où une tout autre histoire glisse de l’intérieur des paroles fabuleuses d’une rencontre. Le cartographe des absences (quel beau titre !) s’étaie de la rencontre au Mozambique entre deux personnages : Diogo, un poète humble mais renommé, et Liana, une femme qui aime sa littérature. Le portier de la salle de conférence où Diogo est amené à s’exprimer entame l’intrigue de quelques mots échangés presque banalement : « Nous avons tous deux ombres. Une seule est visible. Il y a malgré cela ceux qui discutent avec leur deuxième ombre. Ce sont les poètes. » Diogo et Liana sont tous les deux à la recherche de fantômes, des personnes chères de leur histoire, disparues dans les tourments du Mozambique. Diogo recherche Sandro, un « cousin » de son enfance, un presque frère. « Sandro vivait avec nous comme s’il était un frère plus âgé. Et il y avait là un mystère que je n’ai jamais été capable de tirer au clair. Sandro n’avait pas de passé, tout se volatilisait dans un vague et lointain accident de voiture dans lequel ses parents avaient perdu la vie. Sandro partageait la chambre avec moi, mais c’était un garçon silencieux comme une ombre. »

Les fantaisies de l’histoire

Liana recherche une femme qui s’est suicidée en se jetant de Beira Terrace dans le fleuve, les mains attachées à celles de son amant par un fil de fer barbelé. Cette femme est sa mère. Elle s’appelle Almalinda. En vérité, elle a été sauvée par un pêcheur. Elle ne serait pas morte, du moins ni à ce moment ni à cet endroit. L’histoire s’éclaircit grâce à des témoignages et des archives, et en même temps elle reste incertaine. On est jamais tout à fait sûr que les documents d’enquête n’ont pas été trafiqués. Notamment ceux de la PIDE, la police secrète coloniale. Et puis Diogo et Liana ont des rapports différents à leur histoire, comme s’ils ne cherchaient pas à l’éclairer de la même façon. Linda veut l’histoire, son déroulé. « J’ai aimé votre définition de l’écrivain comme un inventeur d’oublis, dit-elle. Mais je ne veux pas l’appliquer à ma vie. J’ai à peine plus de quarante ans, je me sens encore jeune : je désire le passé plus que le futur. Cela paraît étrange que je préfère les choses anciennes, mais nous, ceux de ma génération, vivons un temps atemporel. Vous comprenez ? C’est comme de se retourner et ne pas voir de sol. J’ai besoin de vos histoires, de vos souvenirs, je veux en faire mon passé. Peu importe qu’ils soient inventés. Cette fantaisie sera toujours mieux que cette époque vide dont j’ai hérité comme d’une maladie. »

Magnifique Linda, énergique dans sa recherche des traces qui peuvent la mener à l’histoire (vraie ?) de sa maman, Almalinda, la suicidée, la repêchée. Avec Diogo, elle retrouve un vieux pharmacien qui les renvoie à la ville de Buzi. Le voyage sur le fleuve s’annonce aventureux car une tempête arrive. À Buzi, elle rencontre un administrateur. Elle veut savoir le réel du passé. Elle remballe la poésie de Diogo. « Épargnez-moi vos métaphores », lui dit-elle… tout en lui demandant une histoire, peu importe que cette histoire soit inventée. Almalinda, son absence, devient un personnage fabuleux. J’ai été absorbé par l’intrigue, retrouver ce qui est arrivé à la mère de Linda dans les affres malsaines d’un Mozambique compliqué par les violences coloniales. Mais ce qui m’a bouleversé, peut-être davantage, est la façon dont Diogo et Linda, deux personnages d’aujourd’hui, vont s’entraider grâce aux relations toutes différentes qu’ils ont avec leurs fantômes.

Les façons de Linda permettent à Diogo de se penser. « Je pense au désarroi de Linda, cette femme en quête de son histoire. Ma situation est aux antipodes : j’ai trop d’histoire, je souffre d’un excès de passé. Je veux me libérer de cette époque qui m’empêche d’exister. » Diogo est attaché à des histoires, comme dans ce souvenir charnel de la mort de son père. « Je me remémore la nuit où mon vieux père est mort. Il venait d’être admis à l’hôpital et, quand je m’étais allongé sur le lit où il agonisait, il avait entrouvert les yeux, il avait souri et les avait refermés. D’une voix ténue, il avait demandé : “Tu as peur ?” “Non”, avais-je répondu. Passé un temps, le croyant endormi, j’avais fait le geste de me retirer. “Ne t’en va pas”, m’avait-il demandé les paupières fermées. “Reste encore un petit peu.” Il avait tendu sa main, enfoncé ses doigts dans mon bras. Et c’était comme si sa peau émigrait pour couvrir mon corps. À sa mort, je ne savais plus quels doigts étaient les siens, lesquels étaient les miens. Et, à présent, ses gestes habitent mes mains que, de façon illusoire, je pense être miennes. À cause de cette impossible absence, je n’ai jamais appris à avoir de regrets. Ou, plutôt, mon père me manque uniquement lorsque je me manque à moi-même. » Non pas bazarder le passé et le trop-plein d’histoires, mais plutôt le faire vivre des attachements avec ses fantômes.

La sorcière et la déesse du fleuve

À Buzi où Diogo et Linda sont arrivés, c’est un pêcheur qui vient éclairer l’histoire d’Almalinda. Il s’appelle Arlito Maporofeta. Il est vieux. Il a passé sa vie avec le fleuve. Il est l’homme qui repêcha Almalinda une vingtaine d’années auparavant. Linda l’interroge sur cette femme qui est sa maman et le pêcheur lui répond.

« – Attention, madame : ce n’était pas une femme. C’était une jeune fille. Pour les mezungos, il n’y a pas grande différence, c’est juste une question d’âge. Mais pour nous, ce sont des catégories totalement différentes : les enfants, les jeunes filles, les femmes, les mères, les veuves. Cette jeune-là était une catégorie à part : elle portait un fil de fer autour du poignet, on dit qu’elle avait sauté dans le fleuve attachée au bras de son fiancé. C’était ça qu’on racontait. Mais, en vérité, cette jeune fille était née attachée au fleuve. J’ai vu comment elle procédait, cette nuit-là elle est restée assise au bord du Búzi. La fille murmurait quelque chose à voix basse, ce n’était pas une langue de personnes, parfois elle semblait chanter, d’autres fois elle semblait pleurer.

– Que s’est-il passé après ? demande Liana.

– Après ? dit le pêcheur, étonné. Madame, s’il vous plaît : il y a des choses qui n’ont pas d’après. Je suis resté éveillé toute la nuit, à guetter la fille qui venait des eaux. Pour nous, c’est là où les esprits habitent. Ce n’est pas au ciel, ce n’est pas au paradis. C’est dans le fleuve.»

Linda recueille les traces. Je ne sais pas ce qu’elle pense de cette version du pêcheur. Mia Couto ne nous le dit pas. Peut-être d’ailleurs qu’en écrivant il ne sait pas lui-même ce qu’en pense vraiment son personnage. En tout cas, le lendemain quand Diogo et Linda retournent auprès d’Arlito, le pêcheur, celui-ci leur présente une photo de la femme repêchée. Linda demande ce souvenir en image de sa maman. Arlito refuse de donner la photo.

« – Vous ne comprenez pas, réagit le pêcheur. Votre mère est une nzuzu. Elle est ma nzuzu.

– En portugais, Arlito. Parlez en portugais.

La femme que le pêcheur avait retirée du fleuve n’était pas une simple personne. C’est comme ça qu’il s’explique. C’était une entité divine, une mère des eaux. Toutes les nuits, le pêcheur s’enlaçait à cette photographie et la priait de lui accorder la grâce d’un autre destin. C’était Almalinda, sa nzuzu, qui l’avait sauvé de nombreux naufrages.

Enfin, Arlito Muporofeta demande qu’on lui rapporte, lors d’une prochaine visite, des coupons en soie pour faire plaisir à cet esprit.

Les mains autour de la bouche, Arlito s’adresse à moi quand je suis déjà installé sur le bateau : « Et vous, faites attention, mon frère. Fille de sorcière… »

Je m’installerais bien sur ce fil de sorcière qui n’appartient sans doute pas à la trame que Linda avait imaginé reconstituer. Et si Almalinda était réellement une déesse du fleuve ? Si elle était réellement une mère des eaux susceptible d’apporter un autre destin ? Réellement et poétiquement, dirait peut-être Diogo. Peut-être que moi, lecteur, pris dans cette histoire, je me reconnaitrais aussi un lien de parenté avec ce fleuve. Pas un fleuve en général. Mais ce fleuve-ci qui a charrié une suicidée accrochée d’un fil de fer barbelé aux mains de son amant. Et si elle est une déesse, quels seraient les rites par lesquelles elle serait honorée ?

Magnifique Diogo, ou magnifique Mia Couto, je ne sais pas ici si je suis dans le roman ou, par-delà, dans une langue pour m’aider à vivre. J’ai été emporté dans le devenir-fleuve d’Almalinda et à vélo, j’aurai peut-être dans mes vagabondages imaginaires d’autres amitiés avec les fleuves.